« Les impatientes », un roman bouleversant de Djaïli Amadou Amal

Ce livre raconte, à travers trois histoires de femmes d’Afrique, les conditions intolérables que peut vivre encore la femme dans des sociétés patriarcales où règne l’ignorance au point de légitimer par les paroles de Dieu la domination, le viol et parfois même l’atteinte à la vie.

Mes mots ne peuvent exprimer réellement la douleur de ces femmes et la folie dans laquelle elles peuvent sombrer ni la colère et la peine que je ressens en sachant que de telles situations puissent avoir existé ou exister encore dans le Nord comme dans le Sud, à l’Est comme à l’Ouest et c’est pour cela que je laisse l’auteure exprimer cette douleur avec ses mots à travers ce passage émouvant:

« On dit que je suis folle et que j’ai changé. Cela fait combien de temps que je suis restée dans ma chambre, surveillée de près par ma tante ou par ma mère? Combien de séances de prière ont murmuré les marabouts au dessus de ma tête ? Combien de litres d’eau bénite ont-ils aspergée sur moi et m’ont-ils obligée ingurgiter ? Combien de litres de décoction aux racines de gadée m’ont-ils aussi fait boire ? Combien de kilos d’herbes ont-ils brûlés pour que j’en respire les fumées ?

J’ai l’impression d’étouffer, de chercher en vain de l’air et de ne pas pouvoir respirer. De ne voir autour de moi que des fantômes. De ne plus jamais pouvoir tenir sur mes jambes. De ne plus retenir aucune information. J’existe sans exister.

Et j’ai envie de crier sans pouvoir ouvrir ma bouche, de pleurer sans avoir de larmes, de dormir sans jamais me réveiller.

On dit que je suis malade et que je ne devrais pas bouger. On dit même que je deviens dangereuse. Ce djinn qui me possède doit être un mâle, car je ne supporte plus la vue de mon mari ni d’ailleurs celle, plus rare, de mon père ou de mes oncles. Ce djinn doit être amoureux de moi ! On dit qu’il serait probablement infiltré dans mon corps quand j’étais plus jeune. Sûrement, lors d’une visite chez mes grands-parents. Car il y a dans leur maison un grand baobab. Et l’on sait que les baobabs sont les demeures des djinns !

On confirme que je suis folle. On commence à m’attacher. Il paraît que je cherche à fuir. Ce n’est pas vrai. Je cherche juste à respirer. Pourquoi m’empêche-t-on de respirer ? de voir la lumière du soleil ? Pourquoi me prive-t-on d’air ? Je ne suis pas folle. Si je ne mange pas, c’est à cause de la boule que j’ai au fond de la gorge, de mon estomac si noué qu’aucune goutte d’eau ne peut plus y accéder. Je ne suis pas folle. Si j’entends des voix, ce n’est pas celle du djinn. C’est juste la voix de mon père. La voix de mon époux et celle de mon oncle. La voix de tous les hommes de ma familles. Munial, Munial ! Patience ! Ne les entendez-vous pas aussi ? Je ne suis pas folle ! Si je me déshabille, c’est pour mieux inspirer tout l’oxygène de la terre. C’est pour mieux humer le parfun des fleurs et mieux sentir le souffle d’air frais sur ma peau nue. Trop d’étoffes m’ont déjà étouffée de la tête aux pieds. Des pieds à la tête. Non, je ne suis pas folle. Pourquoi m’empêchez-vous de respirer ? Pourquoi m’empêchez-vous de vivre ? »